CHRONIQUE
COLLECTIONNER, ÇA VOUS DIT?
Collectionner c'est être en contact avec des opportunités, comme telle vente aux enchères dans une station balnéaire où l'ennui vous guette, mais ça peut être aussi un esprit, que vous avez dans le sang. Carl Gustav Jung, vous dit qu'il est dû à l'introverti qui fait des crises d'extraversion. Normalement un introverti est replié sur lui-même, ramenant tout à lui, l'incitant à la prise de distance par rapport à l'environnement. Mais lorsqu'il est séduit par telle marotte, telle tentation d'un objet désiré, il s'oublie. Il est dévoré par l'objet, phagocyté. Il perd tout sens de la mesure et chante se mérites sous tous les tons . Mais l'esprit de la collection ne se borne pas à l'amour éclectique d'une catégorie d'objets. Il s'y ajoute un besoin de complétude. Il faut que la collection soit complète, la série respectée, autrement dit comme un puzzle qu'il faut achever. Mais il est rare que dans l'univers des collections on atteigne ce degré de complétude, d'autant plus que l'on trouve quelquefois des pièces en double, et que d'autres sont hors portée, gelées dans des musées.
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Journal des temps d’innocence, suite.
LES ITALIENS
Les troupes d’occupations étaient composées d’italiens (les plus nombreux je suppose) et d’allemands. Les soldats, les capitaines, les commandants, réquisitionnaient des appartements selon leur hiérarchie pour y loger. En fait ils trouvaient commode d’y conserver les habitants, dont les femmes faisaient la cuisine, tenaient le ménage et les hommes n’étaient pas plus encombrants que les gosses. Les arabes étaient au pied des allemands dont ils admiraient la force et la dangerosité. Les italiens étaient très recherchés car ils protégeaient la population des allemands qui se livraient à des pratiques dont on ne parlait qu’à mi-voix devant moi. Ma mère avait sorti le portrait en uniforme de son père, le médecin militaire adulé et séducteur. J’ai encore dans mon mémorial personnel cette photo encadrée par le sicilien Montefiore. Les italiens étaient aussi gentils, aussi conviviaux que ceux qui nous servent au Royal aujourd’hui. Ma sœur allait à l’école des bonnes sœurs et moi-même au collège italien où j’étais en « quarta superiore » c’est à dire en huitième. Je prenais des leçons avec une adorable demoiselle, la signorina Tamaro. Mais trois jours après elle vient nous voir en pleurs. Sa mère venait inopinément de mourir. La pauvre signorina était occupée à teindre en noir vêtements, chaussures, voiles… Elle suscita dans la colonie italienne une immense compassion dont je me souviens encore.
Le collège italien était superbe, tout en marbre et en bois patiné, les livres édité par Mussoloini « Italiani all’estero » , Italien à l’étranger, étaient somptueux, édités sur beau papier glacé, mais un peu partout la photo du duce, mâchoire conquérante. Le compagnon de ces manuels, étaient un recueil de nouvelles célébrant l’héroïsme et l’abnégation : cuore , de De Amicis. C’était le best seller absolu.
Moi, je préférai et de loin les contes de fées italiens, comme « Spera di sole » ou encore les contes de Grimm et d’Andersen, et la collection « contes et légendes » de l’éditeur Nathan qui me faisaient rêver. Ce n’est que bien plus tard que je retrouvai cette ambiance féérique dans Le Jardin des Grenades d’Oscar Wilde, en particulier « Le Pêcheur et son âme » repris dans « Le docteur Faustus » de Thomas Mann. Tout un réseau de rêves archétypiques qui s’incorpora indissociablement aux soubassement de mon esprit.
Le Capitaine Marinelli qui réquisitionnait notre appartement, était une personne délicate de sentiments, il faisait l’éloge de la cuisine familiale à laquelle il contribuait par des victuailles succulentes venues d’Italie : pains de sucre enveloppés de papier violet, et des panettoni. On mangeait en effet très bien : des sformati de maccheroni à l’œuf, des polpettoni, hachis de viande aromatisés et rôtis, gelati faits maisons dans la vieille glacière. On avait la paix, car mon père n’osait plus hurler, et était malgré tout impressionné par les compliments du Capitaine. Par la suite Marinelli devint notre plus cher ami et nous acceptâmes son hospitalité à Todi, en Ombrie.
Une ombre plana sur nous lorsque nous apprîmes la mort de l’aide de camp Pavia, un attachant jeune homme, tout dévoué à son capitaine et d’une rare modestie. Le capitaine fut longtemps déprimé par ce deuil.
Ce fut je crois vers cette époque (ou avant ?) qu’eut lieu le mariage de Paul Bessis, le neveu de ma mère, et de mon amour d’enfance Marcella Morpurgo. Les Morpurgo étaient une des plus grandes familles patriciennes d’avant l’occupation par la France. Marcella était mon idéal de femme : elle ressemblait à un Botticelli, en particulier à Venus sortant des flots. Mais les pommettes hautes, les yeux d’un vert émeraude transparent, lui conférait un je ne sais quoi de slave. Le couple fut bien assorti et il survit encore aujourd’hui dans la banlieue parisienne. La réception nuptiale se tint à la propriété des Morpurgo, une colline nommée Dar Naouar, située par rapport au chemin de fer de l’autre côté de Sidi Bou Saïd. La résidence d’été fut à la libération, losque tous les italiens furent chassés de Tunis, un hôtel pension de famille.
LES ALLEMANDS
On n’en parlait pas devant moi, si ce n’est à voix basse, comme un sujet honteux. En fait les italiens crevaient de trouille devant eux. Ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Il faut vous dire que la culture italienne est totalement incompatible avec la pensée germanique. Autant les italiens sont flexibles, polychrones, « alla buona » (conviviaux), humains, arrangeants, prêts à tous les compromis y compris malhonnêtes, sceptiques à l’égard de tout pouvoir, adorant les enfants, autant les allemands sont rigides, monochrones, guindés, inhumains à force de discipline(befehl ist befehl), ne tolérant pas les exceptions, respectueux du pouvoir et de la règle sans même réfléchir, agissant par réflexe, et aussi insensibles à la vulnérabilité d’un enfant autres que les leurs. Fanatisés ils sont capables des pires monstruosités sans l’ombre d’un remords, comme si les codes moraux ne sont pas inscrits dans leurs gènes, mais injectés de l’extérieur.
Nous disions les boches, les italiens disent « tedescacci ». Ce qui aggrave la détestation des italiens est la traditionnelle haine à l’égard des autrichiens. Dire « gli austriaci » les autrichiens, entraine toujours des connotations négatives pour l’imaginaire populaire de ce pays. En France au contraire, il se trouve toujours des gens pour respecter la force allemande et sa discipline, tout en s’opposant à elle. Alors qu’on se moque des « maccheroni », marque de mépris envers les italiens, on prend au sérieux les boches.
Voici donc le contexte dans lequel était plongée la colonie italienne de Tunis, originaire de Libourne (Livorne) ou de Gènes, et solidaire de l’occupant italien, tous philosémites par réaction.
De mon balcon il m’arrivait de voir et surtout d’entendre des compagnies défiler au pas de l’oie et chantant de beaux chants harmonieux. C’était les allemands et c’était tout juste si on ne se signait pas en les entendant.
L'EXPULSION BRUTALE DES "MACARONIS"
Ce n’est qu’à la libération que je pris conscience des atrocités nazies et ce choc mit brutalement fin à cet état que j’ai appelé les temps d’innocence. Je découvris alors ce dont l’homme est capable. Les français sitôt entrés à Tunis, désarmèrent les allemands qui se rendirent sans combattre et furent parqués dans des camps de prisonnier. Mais ils spolièrent tous les italiens et les chassèrent de Tunis, sans égard pour les drames qu’ils causaient, séparant les familles dont une partie était de nationalité italienne (comme ma mère) une autre tunisienne. Impitoyables devant les pleurs et le désespoir de ceux qui les avaient protégés pendant la guerre, ils riaient en disant « dehors les macaronis ! ». J’étais outré et je commençai à prendre les français en grippe. L’horreur était sous mes yeux. Par la suite le destin se chargea de les punir comme il se doit. Les italiens furent accueillis à bras ouvert dans leur pays d’origine et presque tous firent fortune. Lorsque ce fut le tour des Français établis en Tunisie d’être chassés, trahis par les Français de métropole, il furent honteusement traités, parqués dans des camps comme des pestiférés ou au mieux parvinrent à passer les mailles et se faire une situation sous la peu flatteuse dénomination de « pieds noirs ».
LE CENTRE DE DOCUMENTATION
Les troupes de libération édifièrent des baraques dénommées « Centre de documentation ». Cela tenait du musée et des cartes, des documents photographiques, des vitrines exposaient les preuves de la barbarie nazie. J’eus un double choc : tout d’abord en voyant les photos et les débris de squelette provenant des camps de concentration. Puis, en admirant la disposition des cartes et des vitrines. La paroi de verre transparente qui séparait le visiteur de l’objet introduisait une distanciation qui transformait un banal tesson en une sorte de reliques. Ce fut le point de départ de cette vocation à créer des musées et non de simples collections, qui perdure encore aujourd’hui.
Il y eut un choc beaucoup plus profond que j’ai sans doute déjà évoqué dans un précédent billet. Pour le comprendre je dois parler de mes rapports avec le corps humain.
DE LA BEAUTÉ
Pour autant que je me souvienne, j’ai dévoré des quantités d’albums de contes de fées italiens. Ces albums étaient abondamment illustrés et on devait y voir des princesses belles comme le jour, des princes et des héros au physique parfait. Puis je contemplais souvent les dessins à la pointe indélébile violette, copies des statues grecques du Vatican, réalisées avec un talent admirable par mon père. Jamais je ne pus m’approcher de son coup de crayon. Il était fier de son crayon indélébile car ainsi, disait-il , on ne pouvait faire de repentirs (un peu comme le tracé d’un pinceau sur un rouleau chinois). C’est ainsi que j’avais sous les yeux des modèles superbes du corps humain, des visages les plus réguliers, bien mieux que ce que m’offrait l’iconographie des grands maîtres, à l’exception de Michel Ange (le David) ou de Botticelli (Le Printemps).
Or que voyais-je autour de moi ? Des corps trapus, vulgaires, huileux, des visages grossiers du côté tunisien, élégants et quelconques, dépourvus de sensualité et de beauté, du côté livournais et italien. Une exception : ma cousine Marcella, vivante réplique de la Venus de Botticelli qui faisait battre mon cœur et béer mes yeux d’admiration. Ajoutez à cela une ignorance totale des questions sexuelles, dont j’ai déjà parlé et qui ne me préoccupaient nullement.
LE JEUNE ALLEMAND
Et voici qu’un jour en allant voir ma Grand’mère en passant Avenue Gambetta qui longe le lac mort, je passai devant des barbelés et des baraquements. C’était le camp des détenus allemands. Et je vis un jeune homme d’une vingtaine d’année, très blond et splendide. Je le considérai avec émerveillement et il me sourit, un merveilleux sourire, naïf et chaleureux. Je pris l’habitude de m’arrêter tous les jours devant les barbelés et il était là à me sourire avec plaisir et affection. Dans cette communication informelle, passaient des ondes de compréhension, de complicité poignante et profonde qui me bouleversaient.
Je me demandai alors avec angoisse, comment un monstre (puisque c’était un soldat allemand) pouvait m’attirer à ce point et être aussi beau, aussi séduisant, aussi attentif au garçon de treize ans chétif et timide que j’étais, un gosse auquel nul ne prêtait attention sinon ma mère pour me rappeler inlassablement que j’étais fragile et mon père, pour m’humilier et m’insulter.
Je ne le vis plus. Je ne sus jamais qui il était. Je n’en vis jamais plus d’autre qui lui ressemble, jusqu’au Livre de LH. Tous les héros de mon entretien sortent d’un même modèle et ceux qui s’incarnèrent dans ma vie, de Olaf Olafsson junior à Hellewyijn, et à Axel Poliakoff. Peut être le personnage de Siegfried qui correspondait exactement à ce modèle constitua-t-il le cordon ombilical qui me relia au Ring.
Mais cela n’effaça pas le mortel oxymoron né de la superposition entre le bel aryen et l’amoncellement de corps décharnés, entre mes sentiments de nostalgie post romantique et l’âme brisée des survivants, entre la froide analyse de Thomas Mann et le suicide de Zweig, de Primo Levi, de Koestler et de bien d’autres. Je vécus toute ma vie avec cette faille interne, et c’est alors que tout fut consommé lors de mon départ à l’âge de quatorze ans de Tunisie de lycée Carnot à Lycée Carnot.
LE LYCEE CARNOT
Dès la libération, je fus placé dans le lycée français qui, avec l’alliance israélite était le seul établissement d’enseignement de Tunis. Je fréquentai quelques semaines l’alliance israélite que je pris aussitôt en horreur, car de même que les chiens ne font pas des chats, les gras commerçants huileux et pansus de la colonie juive tunisienne, donnèrent de petits gosses mal élevés, bruyants et aussi laids qu’on peut l’être à l’âge ingrat. On enseignait surtout la comptabilité, comment remplir un bordereau d’expédition ou des rudiments de pratique commerciale. Je m’enfuis et mes parents me placèrent au lycée français, le Lycée Carnot, réservé aux enfants des fonctionnaires français détachée à Tunis.
J’adorais ce lycée. Il était bien propre, et urbain, les élèves disciplinés et polis. Il avait surtout un cabinet de curiosités qui derrière ses vitrines abritait des minéraux, des squelettes d’oiseaux, des bobines de Rumkhorff, des étoiles de mer, des herbiers, des éprouvettes et des cornues. J’adorais la chimie et la minéralogie et je dévorais des yeux les spécimens de feldspath, les géodes d’améthyste, les calcites transparentes qui montraient la double réflexion. Le professeur de sciences naturelles se nommait Masson et il avait deux garçons, des jumeaux je crois, pleins d’énergie et pourtant disciplinés, beaux et blonds. Je mourais d’envie de m’en faire des amis, mais eux, ils me regardaient comme si j’étais transparent. Un mélange d’indifférence et de léger mépris. Mon seul camarade Pierre Landron venait me voir chez moi pour faire du troc de monnaies anciennes. En classe il affectait de ne pas me connaître. Mais au Lycée j’étais dans mon coin et on me laissait tranquille. Mais quelques temps après se forma un petit groupe de jeunes, les derniers de la classe, qui me prirent comme souffre douleur. Tous avaient des stylos, et j’étais le seul à me trimballer avec mon porte plume et ma bouteille d’encre violette. Je rêvais d’un stylo, et j’essayai de m’en confectionner un avec un porteplume en bois muni d’un capuchon. Je fixai un tampon d’ouate contre la plume sergent major ou Baignol et Fargeon avec comme résultats d’énormes pâtés violets sur ma feuille de papier quadrillé. Je n’étais pas Waterman !
THE PAINTED BIRD
On se souvient du terrible réquisitoire de Jerzy Kosinzki contre ceux qui de déchaînent contre ceux qui ne correspondent pas aux normes de la communauté. (L'oiseau peint, lâché dans une volière d'oiseaux non peints et déchiqueté par eux). J'étais évidemment un oiseau peint par mon langage très pur du XIXème siècle, ma passion pour la lexture et le dédain des jeux de ceux que je considérais comme des voyous.
Un jour un de ces chenapans pour rigoler me lança ma bouteille d’encre ouverte sur mon manteau le maculant de grosses taches violettes. Le dit manteau avait été taillé dans une grossière couverture militaire provenant des surplus que négociait mon père. Je le trainais depuis des années et il était encore trop grand pour ma petite taille. Je rentrai en pleurant et racontai ce qu’on m’avait fait. Mon père entra dans une colère folle, m’accusa de mensonge et me dit qu’en guise de punition je resterai avec ce manteau taché. Le lendemain je dus subir la risée de tous mes camarades, et je me promis de ne plus remettre les pieds dans ce lieu qui m’était devenu odieux. Je décidai de simuler une crise de rhumatismes aigus aux chevilles et regagnai la rue de Strasbourg en boitant. Lorsque ma mère me vit dans cet état elle s’affola. Elle examina mes chevilles. Elles étaient énormes et enflées. J’avais quarante de fièvre et le médecin, le docteur Hayat, qui avait succédé à l’excellent docteur Constantino, expulsé en tant qu’italien, diagnostica une poussée violente de rhumatismes aigus et prescrit un traitement de choc à base de salicylate de sodium qui acheva de me détraquer le tube digestif. Je ne revins jamais au Lycée Carnot et je pris des leçons particulières de littérature avec un étudiant épris de Du Bellay et Ronsard. Il m’apprit en profondeur Rodogune, qu’il présentait comme le plus impressionnant des polars.
J’étais traumatisé. Je rêvais de posséder dans mes yeux le regard mortel du basilic afin de tuer mes tortionnaires. Plein de haine rentrée, je perdis ainsi mon état d’innocence. Ma physionomie jadis douce, gentille et timide, devint tendue, sévère et intimidante.
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