CHRONIQUE
ÉTAT DE DISGRÂCE
C'est toujours d'état de grâce qu'on parle : la grâce de Dieu, celle du prince, ce miracle qui fait sauter les procès verbaux ou les remises de peine.
Mais c'est d'un phénomène d'essence politico-médiatique qu'il est question dans ce billet. La rumeur veut qu'un président fraîchement nommé se voie accorder le bénéfice du doute pendant les six premiers mois. C'est le fameux état de grâce. Mais il ne fonctionne que dans des cas très limités. Il faut en effet que le vainqueur d'une élection soit plébiscité, qu'on on attende de lui une salvation, mais aussi qu'il parvienne à un consensus dans l'opinion public, une résolution des forces contraires. Ce n'est possible que dans le rêve qui s'affranchit des règles du tiers exclu et suit la logique des contradictoires de Stéphane Lupasco ou... de la physique quantique où un chat peut être vivant et mort tout à la fois. Ce serait le contraire d'un homme élu ou nommé par lassitude (Vincent Auriol, les présidents Ford et Carter) ou porté par un puissant charisme étayé éventuellement par la contrainte (Napoléon, Hitler, De Gaulle, Mitterrand) Ceux-là ne connaissent pas d'état de grâce donc de disgrâce.
On peut comparer ce qui suit l'état de grâce à un soufflet refroidi, ou encore à un cimetière hanté. A minuit les promesses anciennes, les espoirs suscités, les promesses non tenues, se lèvent comme des spectres et se
muent en accusateurs.
On l'a compris, c'est à Obama que nous faisons allusion. Sa prestance, son soutien par les intellectuels de gauche qui s'arrogent le monopole de la moralité et culpabilisent leurs adversaires, le symbole qu'il incarne d'une Amérique multiraciale, et sa maîtrise du verbe ont fait illusion en période électorale. On a d'aileurs eu tort de prétendre qu'il a tout promis. Il n'a rien promis mais il est resté dans le flou. Chacun pouvait y trouver ce qu'il voulait. Parvenu au pouvoir la brume s'est dissipée et les américains se sont réveillés un jour avec un homme de gauche dont les convictions heurtaient la culture de son pays. Certes, la sécurité, les soins prodigués à toute le population, demain la couverture de chômeurs réduits à la mendicité, qui serait contre? Mais c'est oublier un fait essentiel : la bureaucratie, le gaspillage et les privilèges des administrations tentaculaires qui se substituent à l'initiative individuelle. Une des conséquences perverses, que nous connaissons bien en France, est qu'au lieu de travailler et d'essayer de s'en sortir, les chômeurs sont incités à prendre des arrêts maladie, à saboter leur travail pour se faire licencier, à militer pour travailler moins et moins longtemps. Pis encore, les entrepreneurs n'ont pas la possibilité de choisir leur personnel. En lisant ces lignes de bonnes âmes poussent des cris d'orfraie et prétendent qu'il ne s'agit que de pratiques condamnables certes, mais exceptionnelles. Mais nous savons tous que c'est de l'intox et qu'entre les congés payés, fériés, (en Algérie les week-ends ont trois jours) maternité, paternité etc... la France est la patrie de la paresse. Mais cela nous convient parfaitement.
Or s'il est vrai que la droite est synonyme d'injustice et de cruauté pour les vaincus, il n'en est pas moins avéré que la gauche est un désastre et pour les vainqueurs et pour les vaincus. L'Etat tout puissant et ses mensonges, l'appel à la haine pour les riches, la dictature d'un corps de fonctionnaires obtus et rigides, mettent tout le monde d'accord en dispensant la pauvreté. Cela, la France l'accepte, ce pays dont les deux mamelles sont la jalousie et le mépris, mais point la prosaïque Amérique, patrie de la liberté. On se souvient d'un Mitterrand qui disait qu'il ne serait pas le président d'un million de chômeurs. Qui lui demanda de rendre compte? Mieux encore, Mitterrand entrant les mains nues au Panthéon et en sortant une rose miraculeusement apparue dans la main !
Mais l'Amérique ne saurait admettre l'intervention de l'Etat bureaucratique dans ce qui est affaires privées. Deux traits caractérisent sa culture : 1. L'attachement à la nation et à ses symboles, que l'on soit mexicain ou WASP pionnier venu d'Europe sur le Mayflower.
L'ÉTAT DE DISGRÂCE DANS LES AFFAIRES
Ce que j'entends par affaires, est aussi bien l'entreprise que la grande administration qui est une sorte de pont jeté entre le privé et le politique. Autrement dit le comportement des grandes bureaucraties est toujours le même qu'elles règnent dans des agences étatisées ou des multinationales. Il suffit qu'au sein de ces monstres oeuvrent des hommes pouvant déterminer la carrière de leur subordonnés selon leur bon plaisir, et à plus forte raison des leaders charismatiques agissant sans contre poids, pour qu'on voit apparaître états de grâce et de disgrâce. A la différence que l'état de grâce n'est pas limité à six mois, délai imposé par le rythme des campagnes électorales qui impose des contraintes.
C'est pour lutter contre l'arbitraire des barons, et l'existence d'un état de grâce ou de disgrâce, que Colbert institua la bureaucratie à la française, limitant jusqu'à la paranoïa le pouvoir discrétionnaire des décideurs.
Je vais vous donner un exemple personnel sur la manière de tomber en disgrâce.
J'étais le conseiller de GM*** depuis plus de dix ans et participai d'une manière très étroite à la réorganisation de sa compagnie. Cet homme génial avait fondé de toutes pièces une des plus importantes entreprises de sa branche. Je m'entendais fort bien avec lui, et il me poussa à investir massivement dans le Centre Culturel des Capucins entraînant ainsi le départ de Rhone Poulenc et de Digital, qui ne supportaient pas une telle préférence. Je finis par accepter, car il était difficile de résister à la cordialité, au charme et à l'affection d'un tel personnage. Il finit ainsi par représenter les trois quarts de mon chiffre d'affaires, et les séminaires se déroulaient à la satisfaction générale.
Le soir de mes soixante ans, Olivier Pelat invita Haberer, les Bettencourt, les Beregovoy (une autre victime de l'état de disgrâce) et GM et son épouse. Vers minuit GM m'emmena au Sacré Coeur dans une rangée de sièges à mi chemin entre l'autel et la porte d'entrée. Il dirigea la paume de ses mains vers le ciel et dit d'un air inspiré : "c'est là ! ". Au retour il fit des remarques sur ma grosse Mercédès (achetée d'occasion !) et me dit "vous me coûtez trop cher, les temps son durs. J'arrêterai ma collaboration, et je vous donnerai un délai de grâce (sic ! ) de six mois.
Lorsque je lui représentai que par contrat il s'engageait jusqu' à une date qui me permette de couvrir les investissements consentis pour lui, il posa de telles conditions qu'elles étaient impossibles à réaliser. Par exemple il exigea que les conférenciers fassent don de leurs droits sans contrepartie, ou qu'on les remplace par des vendeurs munis de vidéocassettes. Il voulait aussi que l'on mette à la tête des Capucins un de ses enfants totalement incapable d'assumer cette tâche, pour utiliser un euphémisme. D'où le dialogue suivant qui restera toujours gravé dans ma mémoire :
- Vous ne pouvez pas résilier ce contrat avant la date de 2002.
- Je suis d'accord.
- Alors?
- J'arrête de vous payer un sou dès demain et je vous mets en faillite
- C'est illégal.
- Et après? Vous me ferez un procès, vous le gagnerez dans dix ans, mais
d'ici là comment payerez-vous vos avocats?
Que vouliez vous répondre? J'étais fini. En fait je fus sauvé par le directeur de la Région qui bravant les interdits de GM me fit un nouveau contrat d'un an, de quoi souffler. Lindsay Owen Jones et Guy Landon, patrons de l'Oreal, prirent la succession et sauvèrent les Capucins. Je leur dois ma reconnaissance. Mais revenons-en au sujet de ce billet.
Après des décennies d'état de grâce j'étais tombé en disgrâce. Je sus plus tard ce qui s'était passé. Une femme, le bras gauche du patron, d'un dévouement à toute épreuve, et suscitant perpetuellement les confidences des gens, était crainte et respectée. Je lui trouvais un air de vieille corneille aux yeux perçants de prédateur. Elle avait ses têtes, vraie femme de pouvoir. Et elle n'aimait pas ma démarche humaniste de nivellement par le haut. Elle préférait la démagogie, le nivellement par le bas, qui avait de plus l'avantage de fermer l'entreprise sur elle-même au lieu de la rendre perméable à des conférenciers de l'extérieur et à des idées nouvelles. Elle joua sans doute un rôle important sur la décision de GM. Celle-ci dût beaucoup à des gourous dont il s'entoura. L'un d'eux numérologue lui apprit qu'en additionnant les lettres de nos initiales on obtenait un nombre néfaste à la compagnie.
Lorsque Marina m'exhorta à ne pas faire totalement confiance à ceux que j'aime sans restriction et en l'amitié qu'ils me portent (voir le billet " question de confiance") elle entend par là l'état de disgrâce qui pourrait me détruire moralement. Celui-ci est d'autant plus cruel que réconfortant était l'état de gräce qui le précédait. Les grands qui disgracient leurs favoris font bien souvent montre d'ingratitude. La devise d'un concurrent de Jean Grolier fait état de l'ingratitude des grands. Et l'exemple de l'état de digrâce dans lequel je suis tombé auprès des Poliakoff, n'est-il pas un signe éclatant de la plus noire des ingratitudes?