Anselm Kiefer au Grand Palais
Christine Fuess-Bentzinger, la première femme que j'ai aimée, étudiait l'histoire de l'Art. Ses deux artistes préférés étaient Nolde et Anselm Kiefer. Je trouvais étrange le choix de ce dernier, un inconnu à l'époque (on était en 1969), très germanique et dont nul ne parlait hors d'Allemagne Plus tard je vis une oeuvre de lui au MoMA qui m'impressionna d'autant plus qu'elle évoquait l'amosphère trouble du Ring de Richard Wagner. Par la suite je vis bien des oeuvres isolées de lui, et son vocabulaire pseudo- archaïque, mystérieux et ésotérique me fascinait. Il avait alors en commun avec Tàpies, un de mes artistes préférés, une fascination première pour le Ring, un traitement de la matière qui rappelait Dubuffet, et par dessus tout une forte connotation ésotérique. Tàpies, on le sait, a une bibliothèque très complète de livres alchimiques et ésotériques. Les deux artistes ont dû effectuer un travail de deuil, l'un avec Franco, l'autre avec Hitler. La principale différence est la frontalité de Tàpies alors que Kiefer n'a jamais rompu les amarres avec la figuration, ni même avec la perspective.
Un nouveau membre de New Wave, Ginevra E***. me demanda pourquoi Bonnet avait omis de ranger Kiefer dans la liste des cinq plus grands artistes du monde. (Viola, Barney, Serra, Naumann et Gerhard Richter). Je lui répondis que c'était peut-être dû au caractère "historique, établi," de l'artiste, qui le classe à l'instar de Soulages ou de Rauschenberg, parmi les grandes figures du XXe siècle plutôt que dans la New Wave du XXIe. Lorsque je l'interrogeai cet après-midi, il me déclara que l'apport de Richter pour l'histoire de l'Art était plus important. S'ensuivit une discussion sur l'importance relative de la novation (Duchamp et les conceptuels) et de l'oeuvre matérialisée (Bacon ou Balthus) . Kiefer au cours d'une conférence donnée à l'occasion de son grand oeuvre, dit en substance, Duchamp c'est bien, une pissotière ça va, deux aussi, trois c'est trop.
Indépendamment de la novation et de l'importance historique de la création, un critère est essentiel à mes yeux : avoir réussi une oeuvre monumentale, surhumaine, l'équivalent du Faust de Goethe ou de la Commedia de Dante. Pic dominant toute la production de l'artiste. D'où ma fascination pour Cremaster de Matthew Barney, de Tristan de Bill Viola et du Regard du Sourd de Wilson (non inclus dans la liste car appartenant plutôt aux arts du spectacle). Or, incontestablement, mieux que les "portraits" et les séries de Richter, plus variées, mais plus hétérogènes, l'oeuvre-monument exposée au Grand Palais classe Kiefer parmi les démiurges de l'Histoire de l'Art.
Kiefer et L'Entretien
Une des raisons de mon enthousiasme provient des nombreux liens secrets qu'entretient Chute d''étoiles avec mon modeste Entretien. Loin de moi, la prétention outrecuidante de mettre sur le même plan une des oeuvres les plus monumentales de notre époque avec un travail qui n'a même pas atteint sa forme définitive, qui se fait en se défaisant, de la matérialité du papier à la vritualité du numérique. Une non-oeuvre en somme, sans statut, ni légitimité. Ce qui me parait cependant justifier cette comparaison est une affinité qui me permet de faire ressentir par empathie, l'esprit du Grand Oeuvre de Kiefer.
Correspondances
L'inspiration d'Anselm Kiefer est fondée sur de nombreux volumes manuscrits, de véritables codex; destiné à être lus, (pas obligatoirement), palpés, contemplés comme des grimoires ou des livres initiatiques. Cela rappelle à certains égard les Prospero Books de Greenaway.
Kiefer était un lecteur immense, dévorant une somme d'ouvrages érudits et ésotériques. Mais il était aussi attiré par les codex, ces assemblages reliés en feuillets pliés en quatre, plus mystérieux que jamais à l'ère de l'internet et de l'abstraction numérique. Il en fit en papier chiffon, et même en plomb; à l'instar de nombreux calligraphes qui aux Etats Unis et en Irlande, écrivirent des onciales mystérieuses sur des agglomerats de papier, de fils de cuivre, de fragments de circuits imprimés... Je me souviens aussi de ma fascination qui me saisissait en assistant à la confection par Salvador Dali, de la couverture de l'Apocalypse, exemplaire unique entrepris par Joseph Forêt. Il avait inclus dans la pâte de papier du moulin Richard de Bas, toutes sortes d'ingrédients dont un crucifix, une cuillère et quelques vestiges de notre civilisation.
De 1962 à 1966, je confectionnai des codex, assez proches dans l'esprit des surfaces de Kiefer. Ce n'était pas encore L'Entretien, mais des travaux préparatoires. En 1969, je commençai à écrire, lors de ma convalecence mon Apocalypse à Images, dont les premières séquences avaient déjà été écrites dans un codex séparé sur BFK de Rives. Mais je devais abandonner mes essais de matière pour me consacrer au texte, à la maîtrise de l'onciale et de la chancellerie, et cela s'en ressentit dans la forme. Ce n'est que dans les dernières années précédant l'an 2000 que je revins à l'utilisation de la matière.
J'étais alors très influencé par Antoni Tàpies qui fit à mon attention toutes sortes de graphismes, dessins et encres sur des papiers de Richard de Bas, dont la surface rugueuse rappelait les murs calcinés ou craquelés qu'il affectionnait tant, à l'instar de Jean Dubuffet avec ses sols.
La plupart de ces très grands dessins furent volés dans le hod-up de mon musée du stylo et de l'écriture, le 22 juin 2001.
Ci-contre voici un détail de ces essais expérimentaux non commerciaux ni commercialisables
et d'autant plus précieux par leur caractère secret.
On y trouve comme chez Kiefer la passion pour le graffisme qui griffe la surface rêche du papier, que la reproduction numérique ne permet pas de rendre compte.
Ci-contre, je reproduis les feuilles des codex confectionnés en 1962 (journal d'automne) et en 1966 (journal de printemps) . On y reconnaîtra ma fascination pour les fougères, et les sols. Pendant une dizaine d'années, je passai tous mes week-ends à parcourir en solitaire les champs peu boisés et vides d'habitants et d'animaux, qui vont de Recloses à Nemours. Je ne me lassai pas de contempler la peau rougie par le soleil des plaines fertiles, où poussaient des chevelures d'or niellé parsemés de coquelicots et de bleuets. On en retrouvera l'esprit dans la maison IV, Aperiatur Terra de "Chutes d'étoiles" .
J'essayai au début de combiner un paysage figuratif à la riche matière du papier d'auvergne, mais sous l'influence d'Antoni Tàpiès, et aussi de l'esprit du temps, résolument hostile à la figuration, j'abandonnai toute référence directe à l'imagerie. La frontalité devenait obligatoire, et Fautrier, Dubuffet avec ses sols influençaient pour le pire de petits maîtres, comme Ubac, Tal Coat, Rebeyrolle et les grands comme Millares, Cuixart et surtout Tàpies déjà cité. Néanmoins, et c'est pourquoi j'en parle ici, mon esprit était très proche de celui qui devait animer Kiefer quelques années plus tard.
J'étais bouleversé par l'horreur de la seconde guerre mondiale, et les camps de concentration. De huit à douze ans, je vis défiler les jeunes allemands chantant en choeur, d'une voix puissante et rauque, bien que mélodieuse. Puis j'assistai au vociférations haineuse des communistes, à leur fanatisme, à la subversion des élites et des artistes. Hiroshima frappait tous les esprits et cela bien plus tard m'incita à porter témoignage, vieillard dès la sortie de l'enfance. Je pressentais la venue du XXIe siècle comme une apocalypse.
Ci-contre la couverture de journal de Printemps. S' Cyprien, 1966
Le début de L'Entretien commence par une évocation du ciel étoilé, qu'on retrouve dans un des choeurs de la troisième partie. Les illustrations qui accompagnèrent ce texte, furent issues d'une confrontation avec le papier Richard de Bas et m'apparaissent proches dans leur esprit à la cosmogonie de la Maison III, voix lactée.
Ci contre, une page du Journal de Printemps, inspiré par les paysages du Périgord Noir, la lande où se trouvent Lascaux et les Eyzies. St. Cyprien, 1966.
La première séquence de L'Entretien, Voix dans la Nuit, s'achève par la vision effrayante d'une voute étoilée se reflétant dans un plan d'eau laissé par la marée descendante. Dans la grège déserte, à demi-enfoui, une sorte d'alien protoplasmique annonce des mutations en chaîne du génôme humain et animal, l'pparition de chimères infernales, d'hybrides immondes.
D'autres images combinent avec la voute étoilée, les signes du zodiaque.
Ci-contre, une illustration de la version romancée de Voix dans la Nuit, la première séquence de L'Entretien. Elle résulte d'une manipulation des pixels à partir d'une miniature du manuscrit Pepys. On remarque la ligne d'écume, brillamment éclairée par la lune, qui coupe l'image en deux, comme dans le tableau de Kiefer. Au dessous on aperçoit le film d'eau fangeuse où se reflètent les étoiles. Celles-ci, invisible dans ce détail, se situent au dessus des nuages.
Essaimage culturel
J'ai honte de mes lacunes littéraires. Je fus un grand lecteur de l'âge de huit ans à celui de quinze ans, c'est à dire pendant la guerre où je vivais confiné dans une bibliothèque. Celle-ci ne comprenait que des ouvrages et des revues d'avant la grande guerre mondiale. Je grandis coupé de tout, dans un isolement total et dans un autre âge. A quinze ans je découvris le monde extérieur et ce fut un choc dont je ne me suis pas encore remis. Le monde littéraire s'arrêta alors au début du XXeme siècle, ouvrages scientifique exceptés. Je n'ai donc lu ni Céline, ni Celant. Après avoir vu cette exposition je n'aurai rien de plus pressé que de me précipiter à la Fnac, pour me plonger dans l'univers de Kiefer.
Je suppose que nombreux seront les visiteurs qui feront comme moi, ce qui montre la fertilisation croisée entre les arts plastiques et la poésie hautement bénéfique.
Reconnaissance
J'ai suffisamment gémi et tempêté au sujet du vide culturel de notre capitale pour ne pas reconnaître qu'elle a été le lieu de quelques manifestations de niveau mondial. Je signalerai pêle mêle Jeff Koons rue de Valois, Tristan et Isolde par Bill Viola et le Ring de Bob Wilson au Châtelet, Cremaster de Matthew Barner, au Musee d'Art Moderne de la Ville de Paris, à présent l'oeuvre majeure de Kiefer et demain, une autre installation monumentale de Serra. Je suis beaucoup réservé en ce qui concerne Boltanski, très répétitif. Il nous manque une retrospective de Gerhard RIchter et surtout une installation de Bruce Nauman de la même envergure que le chef d'oeuvre de son ami Matthew Barney.
L'Elysée devrait faire l'impossible pour attirer à Paris ces artistes majeurs. C'est à ce niveau que devrait se situer le dialogue avec les grands comme ceux que je viens de citer et les maîtres du XXe comme Soulages. Au niveau de la ministre de la culture, à quand la réhabilitation d'artistes de très grande qualité : Hartung, Mathieu, Degottex, honteusement mis sous le boisseau au profit des nouveaux réalistes?