Entrée dans le Ring
Masterclasses pour Alexandre
Je m'en suis déjà expliqué dans un précédent billet sur ► l'argent fou, Le Ring de Richard Wagner est un réservoir inépuisable d'enseignements paradigmatiques, qui ne prennent toute leur utilité et leur signification qu'au début du XXIe siècle. Ils analysent avec une acuité exceptionnelle les rapports complexe entre l'argent-pouvoir illimité, valeur close sur elle-même, étrangère à toute autre, et l'amour. Amour de la femme, amour de la nature, respect des cycles naturels, pleine conscience de la valeur d'une femme. La thèse soutenue dans le Ring, repose sur l'incompatibilité entre l'amour, la nature et l'argent et le pouvoir. Il y a bien des tentatives hypocrites pour avoir le beurre, l'argent du beurre, et la crémière, mais elles reposent sur des faux-semblants qui finissent par se fissurer, puis par s'écrouler.
Des quatre drames qui constituent la Tétralogie, le plus "hard" est certainement l'Or du Rhin, prologue aux trois journées, piédestal de 2h40 à une monument qui en dure quinze. Dans toutes les quatre séquences, on trouverait difficilement une étincelle d'humanité, une once de sentiment. L'obsession du pouvoir illimité, des richesses sans fond, domine toute considération contingente, comme l'avenir de la planète, promise à la pollution universelle. Tous les dés sont pipés. Si l'on excepte les deux figures féminines de Freia (la valeur et la beauté d'une femme) et d'Erda (la prophétesse, émanation de la nature menacée dans son équilibre) tout mentent, tous biaisent, la mauvaise foi domine toutes les répliques.
J'ai parlé dans mon dernier billet des fratries sanglantes. Dans l'Or du Rhin le nain Alberich ayant conquis le pouvoir, opprime et torture son frère de sang, Mime, il prive les travailleurs de la moindre initiative et les soumet à un régime concentrationnaire. Le géant Fafner n'est pas en reste : il assomme son frère Fafner pour s'emparer de l'Anneau magique, qui confère le pouvoir illimité. Partout où l'anneau circule il sème la mort, l'inceste, la trahison... C'est ce périple circulaire (l'anneau finit par être neutralisé) que décrit l'oeuvre maîtresse de Richard Wagner.
L'Or du Rhin foisonne de saillies perfides, de sous-entendus, d'ambiguïtés, de flatteries, de trahisons, étonamment contemporains. Il faut déguster le texte et en décoder l'accompagnement musical. Ce dernier est un flot charriant des centaines, des milliers de cellules musicales, durant souvent moins de dix secondes, et défilant à toute vitesse dans le canal orchestral. C'est une expérience perturbante pour les amateurs d'opéra, habitués à chercher dans le chant et l'accompagnement, beauté, émotion et ... musicalité. RIen de tel dans le prologue. On se surprend à guetter l'apparition des cellules sonores, leur combinatoire, leur développement, leur transformation incessante. Toute notion de mélodie, d'harmonie, de plaisir musical, cède devant le jeu algorithmique. Il est fascinant, hypnotisant, après une demi-douzaine d'auditions, les cellules musicales disparaissent et donnent naissance à des émotions, d'une rare subtilité et d'une puissance plus logique que dramatique. On se sent devenir intelligent.
Autre surprise qui attend l'amateur d'opéras qui subit le choc du Ring : la suppression du livret, cette bouille plus ou moins insipide destinée à soutenir le chant. Mais il n'y a pas de chant, pas de duos, pas d'ensembles, pas de choeur. Les acteurs parlent exactement comme dans la langue courante, sans fioritures ni connotation poétiques. L'un parle, l'autre répond et de la façon la plus concise possible. Comment voulez-vous plaquer de la musique dans cette conversation rapide, essentielle, brève, sans place pour la respiration d'une phrase musicale? Ne sachant répondre à cette question, qui embarrassait Liszt, il décida tout simplement de ... supprimer la musique ! Elle fut remplacée par des norias de signes musicaux, n'ayant d'autre but que de véhiculer des symboles, des sentiments, des situations, des réminiscences.
Tout ceci porte une exigence : une concentration exceptionnelle de l'attention, ne pas perdre un mot, une note, comme lors de l'audition de l'Art de la Fugue de J.S. Bach. Ce n'est pas insurmontable grâce aux sous-titres et à la version géniale de Boulez-Chéreau qui ne laisse perdre aucun détail, aucune finesse. Dariusz mon apprenti polonais, a déjà vu sept fois la version Chéreau et y découvre tout le temps de nouvelles surprises.
Le problème s'est posé pour moi à l'occasion des masterclasses pour Alexandre. J'ai la plus grande admiration pour les qualités d'intelligence aiguë, de mémoire, de sagacité de ce garçon d'une vingtaine d'années, et déjà au faîte du pouvoir. Je considère comme un honneur le privilège de le former et il me fait confiance pour l'allocation de quelques heures mensuelles prélevées dans un agenda trop rempli. Aussi j'ai conscience de ma responsabilité dans les programmes que je lui enseigne. Après six mois de formation, j'ai franchi un pas de géant. Je l'ai parachuté ce soir dans le coeur de l'Or du Rhin. J'ai estimé que c'était la plus intelligente des formations pour un homme qui pourra influer demain sur notre destin. J'ai voulu faire contrepoids à Matrix, et l'anti-Matrix c'est le Ring.
Le véritable handicap qui me trouble, est la réserve d'Alexandre. Il est impossible de savoir ce qu'il pense. A-t-il apprécié l'expérience? Je crois avoir compris qu'il a eu du mal à entrer dans l'oeuvre, mais que cela s'est arrangé par la suite. N'oublions pas que lorsque je lui explique l'action, ce qu'il entend et voit n'a que peu de points communs avec ce que j'en perçois. (J'ai dû voir la version de Chereau une bonne centaine de fois, et je crois connaître par coeur la partition, qui m'est aussi limpide que le beau Danube Bleu ! ) Mais un Alexandre? Ne l'ai-je pas dégoûté? Ce serait une érosion du capital de confiance qui est toujours à reconstituer. Cela me perturbe vraiment et je suis un peu triste car j'ai le sentiment de ne pas avoir fait aussi bien que j'aurais pu. Mais par ailleurs d'autres sont entrés dans le monde magique du Ring, et entre autres, mon polonais et ... mon fils, qui le maîtrise fort bien. Leur reconnaissance est la plus belle des récompenses. Je voudrais tant vous communiquer ma passion mais c'est difficile sur le Net. Peut-être en complément de mes deux gros ouvrages parus chez Fayard, : plus de 1700 pages imprimées serrées, et je me rends compte que l'essentiel n'est toujours pas dit ! Pourquoi ne pas confier l'essentiel sur le Blog pour d'autres Alexandre portentiels?
Ceux qui connaissent mes conditions actuelles de vie, trouveront ridicules ces préoccupations alors que j'ai tant de problèmes existentiels à régler et qui déstabiliseraient n'importe qui. Mais justement, je ne suis pas n'importe qui, et j'accorde une importance prioritaire au développement des talents exceptionnels. C'est pour moi la plus belle vocation au monde et un échec est toujours mal vécu lorsqu'il s'applique à un disciple de haute qualité. Essayez quand même de vous procurer mes deux ouvrages sur le Ring. Ce conseil n'a rien de mercantile, croyez-le, car publier un pavé pareil a demandé une bonne dose d'abnégation pour l'Equipe de Fayard, et d'engagement de ma part... On n'atteint pas les tirages de la vie de Sarkozy et de Cécilia.