Bruno Lussato

Chambre de contrôle

L'outil le plus performant de Matrix.

Le nouveau titulaire de la nouvelle chaire, attrapa la grosse tête. Il avait construit pour de grandes banques américanes et des compagnies tentaculaires, des "control-rooms" qu'il traduisit par ECD, Environnements de Contrôle et de Décision. Toute une mythologie s'était édifiée sur ces postes de commandes centralisés qui donnaient aux dirigeants la sensation d'être des astronautes aux commandes de leur entreprise. La Chase Manhattan en avait une prestigieuse, toute en palissandre des Indes et épaisse moquette tête de nègre. Le grand spécialiste de ces postes de commandes, était un certain Philips qui avait débuté dans le commerce des machines à repriser les chaussettes trouées. Ses fauteuils étaient particulièrement confortables, dessinés par des hyperprésidents et truffés de boutons honeywell. A vrai dire cet outil sophistiqué fut gaché par l'usage passéiste qu'en faisaient les comptables. On projetait des listings améliorés dont le seul effet positif fut l'amélioration des rapports destinés aux actionnaires. Cette invention décorative était concomittente avec la tour Chrysler, centre nerveux de la firme. Toujours le délire technocratique dans le style "Odyssée de l'Espace". On apprit plus tard que le seul effet positif de ces salles des cartes, fut de réunir les grands pontes dans le plus grand secret autour des matches de foot.

Quoi qu'il en soit, la spécialisation dans les large scale systems du nouveau professeur; joua en sa faveur. L'Establishment franco-français d'antan avait basculé en harmonie avec Matrix, et le rendit à la mode. Jacqueline Grapin lui consacra à l'occasion de la leçon inaugurale l'épithète : "L'homme-Système" Alain Vernay au Figaro reproduisit ses propos pessimistes sur le gigantisme et la deshumanisation, vivement controversés par Valery Giscard d'Estaing, qui entrevoyait le futur avec les couleurs de la télématique.

Le vieillard se retrouva à la soirée donnée en l'honneur de "l'homme-system". Ce dernier avait pris son envol et collectionnait déjà les patrons de multinationales désireuses de se doter des fameus ECD. André Bénard le très respecté membre du préaesidium de Shell à la Haye et à Londres fut la puissance invitante. Autou de la table, Leonard Carous PDG de Shell-France, Stanislas Jurazinsky, président de Philips, Avenue Montaigne, François Dalle de l'Oréal, soit en tout une dizaine de clients fidèles du professeur, fêtèrent leur protégé, à quelques réticences près. En effet, la nouvelle dignité jointe à la légion d'honneur, persuada le titulaire qu'il était chargé d'une mission d'intérêt National et qu'il lui incombait de n'enseigner que la vérité, le bien et la raison. Ainsi progressivement il perdit le sens des réalités et il se permit de critiquer les grosses multinationales hypercentralisées qu'il conseillait, au premier chef desquels se trouvait son appui le plus fidèle : la Shell, qui ne lui retira jamais sa confiance tant que Bénard était au commandes. Il traita notamment ses clients de dinosaures. Le vieillard sourit, son prédécesseur s'était bien trompé ! Les dinosaures sont toujours bien vivants et ont même muté en une espèce encore plus dangereuse : MATRIX. Il reconnut autour de la table quelques notabilités, aujourd'hui bien oubliées. Bénard qui venait de conclure un discours parfaitement équilibré rédigé en avion, lança au jeune présomptueux : "les dinosaures ont ceci de bon : ils payent!"

André Bénard concluant la réception : les dinosaures ont ceci de bon : ils payent !

A sa gauche le Professeur Raymond Boisdé, une forte personnalité, maire de Bourges et protecteur du jeune homme avant de se rallier à Emmanuel de Gerfanion de Castet la Boulbène, dont la naissance, le conservatisme rassurant, la courtisanerie correspondaient mieux à un esprit veillissant. Deux rangs à droite, André Brunet, président de l'Intec, un des meilleurs connaisseurs des techniques financières et comptables - de l'époque, s'entend !

 La chambre de contrôle

 Le vieux erra dans la galerie d'honneur, où se trouvaient le grand bureau et le secrétariat de la Chaire. Au début il pensa que saisi par la folie des grandeurs, le jeune visionnaire avait voulu singer les control rooms pour accroître son prestige. La salle carrée de huit mètres sous des plafonds de six mètres était luxueusement aménagée par une des Compagnies Petrolières clientes. Décorée par Leleu, parois en palissandre des Indes, fauteuils surdimensionnés réalisés par Thual, insonorisation parfaite, elle contenait les livres les plus rares sur le management et la Théorie des Systèmes.

Mais le patron des lieux, la première fringale de prestige passée, n'eut aucun désir de se servir de cet outil sophistiqué pour voir les matches de foot-ball. Il voulait expérimenter à fond ses possibilités. Il dessina ainsi un système à trois couches : le software qui réalisait la logique de défilement d'images en fondu-enchaîné, le hardware qui confectionnait les frames, le graphware ou visuel qui expérimentait les relations entre le cerveau et les données quantitatives. Ci-dessous, on voit trôner l'immmense écran principal, visualisant l'évolution des catégories de personnel et dégageant des tendances invisibles sans cet outil.

 Les participants furent frappés par la rapidité autorisée par le système, d'une semaine de discussion, on passa à une journée d'analyse intuitive.

Hélas, un handicap technique fit sombrer le projet : le traitement de l'image, extrêmement laborieux et coûteux. Aujourd'hui, il n'aurait coûté qu'une faible fraction de l'engagement initial, mais le temps s'était écoulé et les dirigeants n'accordaient aucun crédit au sens des statistiques.Ils les consommaient, et surconsommaient.

Yves Montant chez le Professeur 

Le vieillard observa une activité inaccoutumée dans la galerie d'honneur et glissa un oeil dans la chambre de contrôle. Elle était emplie de policiers en tenue. Un homme était affalé, les yeux abattus; dans un des somptueux fauteuils de la Chambre de Contrôle. C'était Yves Montant, obligé de passer toute la journée chez le professeur, pour tourner une séquence judiciaire. Souvent le bureau de la chaire, qui donnait sur le balcon d'honneur avec le drapeau français plus ou moins propre, flottant fièrement, servait de décor pour des lieux officiels. Nettie, la fidèle assistante hollandaise ne manquait pas une répétition et ne semblait pas s'ennuyer.