Bruno Lussato

MAX FUCHS
Vous ici Alonzo? Depuis quand donnez-vous dans le pompier?

ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA
De nos jours, tout va si vite et il faut bien se recycler. On suit les goûts de la clientèle. Ils ont évolué en sens inverse de celui des critiques d'art et des directeurs de musée. Les temps sont durs. Excusez moi.

(Déclamant). 

Voici un John Byam Liston Shaw : L'homme, la femme et le serpent, qui risque de dépasser les 700 000 dollars. Le geste de la femme exprime l'excitation et le désespoir et son expression, la sensualité et l'angoisse. Sa main droite à lui, est crispée en un spasme nerveux, ses yeux sont envoûtés et son corps raidi et peut-être paralysé. Au delà de ses résonances bibliques, cette oeuvre monumentale récemment découverte dans un château du Devonshire, exprime l'allégorie du piège. Piège dressé par le serpent dont les spires puissantes encerclent le couple tétanisé et enlacent le paon sidéré. Tous sont sous dépendance, et l'enfer végétal aux riches couleurs évoquant la forêt tropicale qui vous entoure, ajoute au trouble lascif qui émane de cette toile.
C'est pour ses qualités de conteur visionnaire, minutieux et poétique, que Byam Shaw était admiré en son temps. Pour lui, l'heure de la revanche a sonné, sa côte grimpe aux étoiles!


LAHY-NOIR
Il me semble que ce tableau est une métaphore acceptable du vallon des clochettes. Qu'en pensez-vous, Kahn? Il n'y manque que les mancenilliers. N'y a-t-il pas quelque chose de carnivore dans cette forêt luxuriante?


ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA
C'est bien possible et vous pourrez vous remettre de vos émotions en contemplant ce paisible Wootan. Pour 200.000 dollars, vous pourrez peut-être repartir avec ce cheval Chestnut, à Newmarket, complet avec son jockey et son valet. Il provient de la collection Edna Brokaw Morris. Du pedigree dans tous les sens du terme!


HARTZMAN
De la collection Brokaw Morris, bigre! Ça m'intéresse. J'aime les peintures de chevaux. Au ranch, j'en ai deux qui lui ressemblent, mais je ne les ai pas payés aussi cher!

ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA
Pour le même prix, voici les originaux des bois complet de cette oeuvre importante de Donald Judd, dont des multiples tirés à vingt exemplaires, se sont négociés récemment à huit mille dollars. Chacun est signé. Le titre de ce chef-d'œuvre est "Sans titre".

FUCHS
Vingt fois huit mille dollars font cent soixante mille dollars. L'unique serait intéressant au dessous de cent briques. Ce travail est représentatif du style de Judd, de son apport majeur dans l'art américain.

Mrs. FITZGIBBONS
Le Judd n'est pas inintéressant, Polly.

Mrs. REUBENSTEIN
Merci du conseil ! Si j'ai vendu tous mes Judd à la hausse, ce n'est pas pour en racheter. Adressez-vous à Alonzo puisque c'est vous qu'il conseille à présent. Du diable si je m'attendais à le retrouver ici, dans ce déguisement de croque-mort!

HARTZMAN
Je préfère le cheval. Il y a du travail dedans. Ça, c'est de la fumisterie pour intellos new-yorkais, pas vrai Lasse?

Mrs. HARTZMAN
Tu peux donc pas aller pisser sans demander son avis à ton gendre? Laisse-le tranquille, il a déjà assez de tracas avec ta fille. Si je te laissais faire, tu achèterais toute la vente alors que tu es à sec. Des chevaux, tes écuries en sont pleines et ton cher petit fils, tu l'as en vrai.

Une page du codex éléphant. Vente aux enchères. On aperçoit le diamant orange.
LARS HALL (À voix basse à Alonzo qui s'apprête à vanter les mérites d'un tableau hyperréaliste)
Cette toile est pour moi. Vous me remettez? Oui. Je le vois à votre expression. Dites-le au commissaire priseur. Pour moi, compris? Ce tableau me rappelle ma jeunesse.

ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA (effrayé, puis reprenant ses esprits, débite son laïus de sa voix déjà naturellement monocorde, mais à présent particulièrement éteinte et traînante) « Une brise opportune du Sud-est», un tableau de 102 par 152,5 centimètres, peint à l'acrylique sur toile et signé par un certain Dis... Dew... C'est ça, Dews. J'y suis : John Stevens Dew, né en 1949. Le propriétaire qui ne veut pas perdre sur son achat, en veut la somme de 3500 à 5000 dollars... Oh! Pardon, de 35.000 à 50.000 dollars. C'est l'estimation qu'il nous a proposée. C'est bien peint, on dirait une photo, du kitsch, dirait le docteur Fuchs que j'ai l'honneur de saluer dans cette enceinte. Il y en a qui aiment ça, des couturiers et des propriétaires de boîtes de nuit de la Côte Ouest. C'est agréable à l'oeil et si on veut débourser cette somme, pourquoi pas?

LARS HALL (Riant, à Hartzman) L'animal en fait quand même un peu trop! La frousse est un puissant inspirateur! Il risque de s'attirer des ennuis, le pauvre diable, le peintre et le propriétaire seront furax !

ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA
Au chapitre des joyaux, un amusant diamant orange foncé de 2,65 carats, monté en bague, estimé 6000 à 7500 dollars. Ce n'est pas cher, Maître, pas cher!

VLADIMIR ZOUBOV
Jeune homme, je n'ai nullement le désir ni les moyens de payer des diamants à ma femme.

GALINA ZOUBOV
Les moyens passe, mais le désir! Galina te remercie. Toute une vie d'humiliations, de sacrifices et privations pour entendre ça!

LARS HALL (chuchoté)

Permettez moi, Madame, de l'acheter à votre intention. Vous ne me devrez rien. Et si vous m'obtenez l'exclusivité du prochain manuscrit de votre mari, ainsi que les droits télévisés et l'original annoté, vous aurez la parure impériale de surcroît. Elle vous irait si bien! (Galina saisit impulsivement la main droite de Lars tout en détournant son regard).
(Lars à Alonzo, à voix très basse) Encore un petit effort pour le collier et je vous promets qu'après je vous oublie, Monsieur Vacca... de quelque chose.

ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA (accablé) Suit une collection de pierres, à coudre sur un habit du soir, présentés ici en collier pour 200.000 dollars au maximum, non compris une broche du XVIIIe pour 15.000 dollars et des boucles d'oreilles : 30.000 dollars. Le collier est réputé provenir de la collection de la Cour Impériale de Russie. La taille des diamants de cette époque, les rend impropres comme vous le savez, à un montage contemporain et la Maison décline toute responsabilité pour les dommages qui s'en suivraient. Il serait, à mon humble avis, indiqué de les recoudre dans un costume d'apparat pour les offrir au Musée de la Mode et du Costume de Paris, France, qui manque de fonds en ce moment.

Une autre utilisation intéressante, serait d'en faire un substitut d'un collier d'apparat, une conversation piece. Cette pièce a un charme certain et conviendrait à qui n'aurait pas les moyens de se payer un authentique ensemble contemporain, ou qui ne viserait pas l'investissement.

LARS HALL (Toujours à voix basse, à Alonzo) Après la vente, vous négocierez avec le propriétaire à quatre vingt mille dollars, je dis quatre vingt mille dollars. Après votre performance, cette verroterie sera invendable.

ALONZO VACCA DELLA STRAMBUGIA (indigné, également à voix basse) Ce n'est pas de la verroterie, Monsieur, et vous m'avez placé dans une position extrêmement délicate. (Reprenant sa voix normale). Une commode de François Linke circa 1900 pour 250.000 à 350.000 dollars.

HARTZMAN
Ça c'est princier. Je l'avais déjà notée ce matin. Quel travail, quel bois, et ça irait très bien dans ton boudoir, chérie, n'est-ce pas Lasse? (Surprenant le regard de sa femme) Bon, tu as raison, on ne peut pas tout avoir!

LARS HALL (riant) Pour l'instant tu n'as rien beau-père! Tu as les yeux plus grands que le portefeuille.

ALONZO (Glissant un regard anxieux sur Lars Hall) Nous terminerons notre revue très sélective par deux sulfures parisiens du XIXe, représentant deux variétés exotiques de mollusques anthropophages, bien inoffensives ainsi rapetissées et emprisonnées dans une gangue de pur cristal. Détail savoureux, ces espèces assez rares, enorgueillissent la réserve du Vallon des Clochettes. Je suis sûr que les guides se feront un plaisir de vous montrer les originaux de ces amusants objets pour dilettantes sophistiqués. Ainsi finissons-nous cette modeste présentation par un clin d’œil à John Byam Liston Shaw. Vous pourrez réserver vos places pour la vente, placer vos ordres et laisser un cheque de garantie à la suite 120 où un buffet vous est offert pas la Compagnie. La session commencera à huit heures P.M. Oh, Monsieur Hall, je suis très occupé comme vous voyez, très occupé. Je croyais que ...

LARS HALL
Vous n'avez pas à croire, suivez mes instructions. Prenez les enchères à ma place et débrouillez-vous pour le Bouguereau, je désire que le vieux Harzman l'obtienne.

ALONZO
Dois-je en déduire, Monsieur, que vous n'assisterez pas à la vente?

LARS HALL
Déduisez, Alonzo, déduisez. Moi, je pars pour la Suisse. Ma femme vient d'y mourir. Faites pour le mieux. Je sais pouvoir compter sur vous.

ALONZO (servile)
Oui Monsieur, certainement Monsieur ... oui ...

(Il s'aperçoit que Lars Hall lui a tourné le dos et se dirige vers la sortie)

Le salopard m'a mangé la moitié de mes commissions sans compter ma carrière. Je suis brûlé dans la profession!
La salle s'est vidée.

Va-t-en au diable, il t'attend au tournant!
Il se redresse, contemple le Byam Shaw, se glisse derrière le tableau et disparaît