Première livraison
ERRANCE
Séquence 212 de L'Entretien
Le jeune homme errait sans but sur la grève déserte. Il songeait à son père avec qui il avait si souvent sillonné les plages du côté d’Angelholm et les sombres forêts de l’arrière pays. Il avait été assassiné par le clan des informaticiens de Minsk.
Il le supposait du moins, car chaque fois qu’il essayait de glaner des informations, les regards fuyaient, les conversations sortaient de leurs cours, les propos déviaient, comme choqués par une indécence. On le consolait hypocritement. Ses demi-frères étaient mariés et ne pardonnaient pas à leur père ce rejeton tardif qui les privait d’un tiers d’héritage et d’autant d’affection.
C’est qu’il était le préféré du puissant chef de la dynastie des Hall-Bentzinger. Venu bien tard mais d’autant plus désiré par la deuxième épouse de Lars Hall. Elle mourut empoisonnée par Helmwige, la marâtre, celle qui tenait les cordons de la bourse. Elle était assurée de l’impunité : enquête bâclée, boucs émissaires, l’affaire fut classée. Le cœur du garçon brûlait de haine rentrée. On lui avait enlevé sa mère, puis son père. Plus tard, il le savait, ce serait son tour. Un événement fortuit : un accident ou une rixe qui aurait mal tourné.
Sa demi-sœur, il ne l’aimait pas. Elle lui ressemblait trop. Visage large, épaules carrées et membres épais. Bien que ses yeux fussent clairs et ses cheveux de lin, elle n’était guère séduisante. Pourtant, grâce à sa fortune sans doute, elle avait trouvé chaussure à son pied qu’elle avait lourd et rougeaud : un pâle avocat de Hambourg établi au Luxembourg.
Son père ne ressemblait ni à un caïd, ni à un chef de clan. Mince, blond, de taille moyenne, il ne semblait pas très robuste. Il aimait beaucoup s’instruire et il s’enthousiasmait pour les nouvelles découvertes de la biologie. Il transmit sa passion à son fils, fasciné par la tératologie.
Il ne s’était pas consolé de la perte de sa deuxième femme et avait concentré tout son amour sur son dernier-né, celui à qui il avait donné son nom.
Lars Hall Bentzinger troisième du nom, ne se remit jamais de la disparition prématurée de son père. Ils étaient intimes, et il lui racontait ses aventures, peu édifiantes. Il avait été très tôt porté sur le sexe, comme pour compenser le manque de la mère. Son père, bien que trop indulgent envers les jeux cruels de son fils, était assez puritain et n’avait jamais entretenu de relations suivies pendant son veuvage.
Depuis la trahison qui entraîna l’assassinat de Lars Hall, deuxième du nom, le cœur du fils se brisa, astre mort. Pluton domina ses sens voués à la vengeance, son esprit aiguisé par un désir obsessionnel de revanche, son âme désespérée en quête d’assouvissement par et dans le sang, le sien ou celui de ses adversaires.
Oui. Il recherchait la mort, et cela lui donna une témérité inconsciente qui effrayait les plus courageux de ses ennemis.
De deux adversaires irréductibles, Hegel disait que le dominant serait celui qui serait prêt à mourir pour sa cause. L’autre serait réduit en esclavage. Lars Hall III, s’entoura bientôt d’une cohorte d’admirateurs fascinés et terrorisés. Féru d’histoire, son père lui avait conté la jeunesse clandestine de Guillaume le Bâtard, en butte à tous les traquenards. Rusé, courageux, prudent et implacable, l’Angleterre fut son butin.
Lars se jura de conquérir le clan des Bentzinger, souche de ses demi-frères. Le maîtriser, le renforcer, le conduire vers de nouveaux horizons, puis seulement, froidement, tranquillement, en toute sécurité, faire périr ses ennemis endormis dans une trompeuse quiétude financière. Lars avait tout du chat de gouttière : la souplesse, les yeux, la grâce robuste, les pattes de velours et les griffes rétractiles. Il aimait attendre, piéger, jouer avec ses adversaires épuisés avec une précautionneuse volupté, avant de les saisir à la gorge, ou de les éventrer.
Lars avait la peau lisse et aussi blanche et rose que celle d’une fillette et il en avait honte car on le moquait. Ses yeux très clairs étaient d’un chien arlequin : le gauche pers, le droit d’une limpidité d’aigue marine, les deux cerclés de mauve. Lorsqu’il était en colère, les pupilles se réduisaient à une tête d’épingle comme celle des drogués et les prunelles étaient si pâles qu’elles en paraissaient aveugles. Quand il rêvait, et cela lui arrivait souvent dans son adolescence, les pupilles démesurément dilatées approfondissaient et assombrissaient son regard.
Ses cheveux et ses sourcils étaient encore plus clairs que ceux de sa sœur et une toison blonde couvrait ses bras et ses jambes. Presque invisible en hiver, elle projetait un éclat métallique sur le hâle rougeaud de l’été.
Lars était grand et pourtant râblé. Sa puissante musculature ne devait rien à l’entraînement sportif, elle provenait de ses gènes et des rudes travaux de la mer et de la forêt auxquels il aimait s’adonner. Ses muscles massifs étaient dissimulés par une couche de graisse qui adoucissait encore des formes douces et pleines comme du marbre. Il en rougissait, comme de ses énormes pieds et de ses pognes de bûcheron, roses et suantes. Car il rougissait facilement, et ses joues pleines et rondes étaient d’un garçon boucher. Cela lui donnait un sentiment d’infériorité difficile à maîtriser. Son père était si fin, si racé…
Lui était un bâtard. Sa mère, une forte fille de Scanie, n’avait pu obtenir le mariage qu’après qu’il fût né. Elle tenait son mari, comme elle l’avait attrapé : par une franche sensualité, une sexualité animale qui contrastait avec la sèche sophistication de sa belle-mère, une Bentzinger de Hambourg. Le poison finit pas débarrasser la famille de l’intruse qui devenait envahissante. Un ventre.
Un ventre ambitieux, telle était la mère de Lars III, cette femme qu’il n’avait jamais connue que par des médisances.
Si encore elle s’était cantonnée et contentée de sa fonction copulatoire auprès d’un homme tenaillé par le démon de midi, on l’eût tolérée. Mais conseillée par des frères aussi avides qu’ambitieux, elle se mêla des affaires de famille, donnant son avis sur tout et sur tous, alimentant les rivalités et les suspicions.
Elle eut le malheur de voir juste en certaines circonstances. Ce fut sa perte et celle des siens.
Lars se prit à évoquer une autre femme : la mère de Guillaume le Conquérant, un autre ventre, une poitrine fraîche et généreuse, un nom tombé dans l’oubli. Mais elle vécut auprès de son fils qui lui voua une adoration muette mais tenace.
Sa mère manquait à Lars qui sentait son sang bouillir dans le sien, impur, riche de désirs animaux et de colères dévastatrices.
Son seul ami, en dehors de son père, un colosse viking, soupçonné d’entretenir des relations ambiguës avec des camarades de classe, était mort dans des circonstances suspectes. On pensait que cet être fier, ulcéré par ces insinuations s’était donné la mort. Lars faillit en perdre la raison, avec le jeune Jürgen, son seul soutien sincère disparaissait.
Il erra des journées entières sur la grève d’Angelholm, délaissa ses études… Ses maîtresses prises au piège de leur avidité, il s’en débarrassait après les avoir fascinées, cruellement humiliées et démolies en toute légalité.
Un jour d’été, il se trouva comme par hasard dans une ville balnéaire du sud de la France : Juan-les-Pins. Il avait erré dans des rues désertes dont le macadam
Sinistre brûlait sous le Soleil Lion. Dans ce quartier déchu, il avait loué deux chambres dans une villa du dix-neuvième siècle, autrefois cossue mais tombée en désuétude. Il y avait amené une très jeune fille, assez vive comme sont les Françaises et avide sous des apparences désinvoltes. Elle prétendait avoir été attirée par les yeux vairs du garçon, ses lèvres charnues et maussades, sa carrure athlétique.
Mais Lars ne se faisait guère d’illusions. Sous des dehors débraillés, il puait le fric et bien des filles le flairaient comme le cochon la truffe. Lars parlait assez mal le français et elle, fort mal l’anglais. Leur conversation se limitait à l’inventaire des cadeaux que lui avaient offert ses admirateurs, et à un échange d’hormones diverses : sueur et sécrétion mêlées, exaltées par la solitude, la canicule et l’angoisse.
Lars ne plaisait pas aux filles. Il les attirait par sa violente animalité, son énergie farouche, son désir d’indépendance et son indifférence glacée. Car il parlait très peu et ne laissait rien transparaître de son instinct de destruction et de domination. Toutes ses pulsions il les refoulait soigneusement de peur que les espions des Bentzinger ne découvrent la force meurtrière qui sommeillait dans le ventre rond du garçon aux joues roses. Il avait appris à vider ses yeux de toute vie, à garder en toute circonstance une apparence d’ennui borné, son corps abandonné dans une nonchalance d’animal repu.
Mais si les intrigants et les sbires du clan Bentzinger s’y laissaient prendre, il n’abusait pas les Françaises. Il est des corps qui mûrissent leur propre mort : une tumeur maligne, une drogue fatale, une attirance pour la drogue et la boisson. Lui, couvait celle des autres, bombe à retardement, machine à tuer. Son heure n’avait pas sonné et en attendant le moment propice, il incubait son désir de domination et de vengeance,en faisant l’amour, tour à tour sauvagement et délicatement, sadisme et douceur perverse.
Ce soir là, ils allèrent au cinéma. Beaucoup de jeunes admiraient les armes faussement technologiques de ce film d’anticipation militaire. Des fusées, des ogives phalliques corail, turquoise, vanille et lavande, se découpaient sur le ciel cru du Cap Canaveral. Les jeunes applaudissaient frénétiquement : la mort High Tech leur plaisait. C’est avec enthousiasme qu’ils se seraient engagés dans ce combat dévastateur, ponctué par les fusées multicolores explosant sur les écrans à plasma.
En sortant de la salle surchauffée, un cornet de vanille à chaque main, ils passèrent sous les arcades qui bordaient le bâtiment circulaire du cinéma. Les boutiques de souvenirs s’ouvraient au soleil couchant. Lars transpirait d’excitation. Etre un héros, tuer pour une cause et succomber à son tour ! Ou pourquoi pas sans cause ?
D’une voix soumise, elle lui montra un bracelet de filigrane.
  Troisième livraison  Avertissement. Nous rappelons aux internautes qui veulent suivre le feuilleton des Nuits d'aôut, qu'ils doivent remonter au début de l'intrigue, c'est à dire à la première livraison. C'est la loi du blog, et on n'
Suivi: Aug 01, 21:52