Les autres se sont alliées au terrorisme religieux. Une troisième branche perpétue la tradition : drogue, trafic d'armes et de chair. Et voici : une branche dissidente a monté une transnationale prospère fondée sur les nouvelles technologies de l'information : "delusion", "deception", intelligence économique, chantage et viol des fichiers les plus secrets, sabotage et détournements de données. C'est de loin la plus rentable des centrales mafieuses, sans aucun des inconvénients de ce type d'organisation. Pas d'inquisition ni de massacres, tout se fait dans la discrétion et les victimes se gardent bien de se plaindre de leur sort.
- Vous ne m'avez pas fait perdre mon temps pour me conter ce qui est de notoriété publique, l'interrompit le suédois, visiblement agacé. Voudriez-vous me recruter pour une organisation criminelle? Au fond pourquoi pas? Mes ancêtres durent leur gloire à quelques actes de brigandages réussis.
- Ne badinons pas avec les choses sérieuses, rétorqua le secrétaire particuler, qui ne parut pas offusqué de la sortie du jeune homme. Je pense simplement à une sart up que vous pourriez développer et contrôler, et dont la possession pourrait vous permettre d'atteindre vos objectifs les plus ambitieux.
- Et, bien sûr, cela passe par l'acquisition d'un brevet, et ce brevet est enfermé dans le coffret que j'ai aperçu à Juan-les-pins. C'était donc cela.
Le blond s'exprimait sur un ton railleur mais ses yeux étaient attentifs.
- Oui, c'est cela : il s'agit bien d'une ensemble de brevets encryptés dans ce coffret.
-En quoi réside l'avantage stratégique d'une telle acquisition? Car il va me falloir marchander je suppose... Je m'attends....
- Vous ne vous attendez à rien, vous ne savez rien, et vous ne pouvez rien. Vous n'êtes qu'un analphabète stupide et prétentieux. Je ne pense pas qu'il soit opportun que vous rencontriez le Maître.
Tout cela fut débité du même ton monocorde par lequel la conversation avait débuté. Interloqué, le garçon ouvrit de grands yeux puis rougit à nouveau. Il se raidit comme s'il avait été giflé, ses pupilles se rétrécirent, il serra se poings et gonfla ses pectoraux, puis se ressaisissant, il lâcha prise. Il sourit d'un air contrit : je vous prie de m'excuser, dit-il, ma vie n'est pas facile et j'ai appris la méfiance.
- Mais pas l'éducation ! rétorqua aigrement le cuistre. Son teint gris, sa maigre silhouette contrastaient violemment avec le magnifique spécimen d'humanité qui le dévisageait d'un air faussement naïf.
- Vous ne désarmez donc jamais? demanda Lars, vous devriez être indulgent avec les jeunes. Nous n'avons pas été éduqués comme vous, dans l'autre millénaire. Et puis, j'ai perdu mes parents...
- Je veux bien clore cet incident, convint le secrétaire particulier.
Il reprit le cours de son argumentation, mais le coeur n'y était plus. Il avait le sentiment de perdre son temps avec ce blanc-bec. Il lui fallait cependant suivre le protocole jusqu'au bout. Il soupira, résigné.
- Vous savez, commença-t-il, que le moratoire sur le clonage et l'hybridation des humains a été remis en vigueur. Cela signifie que les puissances n'ayant pas adhéré à la charte, gagneront un temps considérable. Plusieurs lignes de recherches avaient été initiées par IBM, Mercès, Hoffrock et Nestech. D'une part l'exploitation des condamnés à mort, à des fins médicales, ou pour le trafic d'organes de première qualité, puis la recherche sur l'hybridation de l'homme avec des espèces hautement évoluées, enfin la mise au point d'hormones spécifiques qui attirent les proies humaines pour les reprogrammer. Il y a là beaucoup d'argent à faire en reprenant les recherches là où elles en sont, et en les finançant.
- En quoi cela me concerne-t-il? interrompit le suédois, puis, se ravisant, penaud " veuillez me pardonner, j'ai la détestable habitude d'interrompre mes interlocuteurs".
Famulus sentait que cela était une excuse et que le jeune type aux yeux clairs le détestait. Il s'en réjouit. Sa tâche en serait facilitée.
- Réfléchissez, imaginez une île bénéficiant de l'extraterritorialité. On y déporte la lie de l'humanité, les intégristes les plus furieux, les victimes des erreurs judiciaires, ceux qui en savent et en disent trop et dont les Etats ne savent comment s'en débarrasser. On paye pour les exfiltrer, comme on paye pour vider des fonds de grenier? Vous en tirez à prix d'or des organes frais, prélevés dans le corps en vie et en pleine santé, c'est beaucoup d'argent que tout cela. Et puis, songez combien des filles payeraient un philtre hormonal susceptible d'attirer le mâle de leur choix, comme la plante carnivore attire le moucheron. ... Le maître connaît bien d'autres pistes prometteuses, croyez-moi.
- C'est une vaste entreprise criminelle que vous me décrivez là, dit en riant le jeune homme, ça ne tient pas debout! Et quel serait mon rôle dans ce projet humanitaire? Cela sent le piège. Mais, le philtre à filles ça me va, et aussi un sanctuaire où déporter ceux qui me menacent. Trop beau pour être vrai !
- Aussi n'est-ce pas du tout cuit. Ces activités existent, mais elles sont dispersées dans le monde et morcelées. Nextech a officiellement abandonné ses recherches sur les chimères, les biophotons et les procédés de rupture de la barrière inter-espèces.Mais elle finance toujours une cellule qui opère à partir du Lubéron, dans le sud de la France, et elle envoie des missions dans les zones les plus préservées. L'idée générale est que des sorciers, ceux encore vivants qui se terrent dans les poches inaccessibles de la forêt amazonienne, détiennent des connaissances exploitables. IBM de son côté, fait avancer les techniques de vivisection sur les condamnés à mort par les bandes chiliennes et péruviennes. Elle contrôle de vastes abattoirs appartenant officiellement à Quality Meats, mais nul ne s'avise de dénoncer le scandale. Et puis, il y a la mafia sicilienne, les services de la section anti-piratage technologique française.
Cette dernière - officiellement inexistante - opère clandestinement à Marseille, à Saint Jean-de-Luz, à Bonnières-sur-Seine, et dans les ex-colonies. Je puis continuer à vous citer une demi-douzaine de petites organisations opérant sous le couvert de sociétés transnationales déconnectées des Etats et des groupes planétaires qui les financent.
Le plan Necromonte prévoit trois étapes : l'infiltration des sites, le contrôle financier des sociétés, puis au jour J, déclarer une OPA hostile, fusionner ces entités, ou si elles résistent, fonder un groupe qui accueillera les meilleurs éléments de chacune d'entre elles. Pour que le plan fonctionne, il convient de noyauter avec prudence et de prendre son temps, avant d'agir avec la brutalité de la foudre. Il sera nécessaire de supprimer ou de neutraliser la holding familiale, débloquer les fonds requis et fonder une forteresse inexpugnable qui abriterait le groupe. Quand vos ennemis se réveilleront, il sera trop tard. Vous serez en mesure de faire face à toutes les représailles. N'oubliez pas que vos adversaires sont dispersés et contraints à la clandestinité. Imaginez-vous IBM vous traîner devant les tribunaux pour avoir piraté ses boucheries chiliennes? Le ressort secret du projet repose sur le maniement virtuose des procédés de désinformation. La vérité, ils la nieront jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
- Que contient ce coffret? Le ton du garçon était humble, ses traits exprimaient un vif intérêt mêlé d'inquiétude. Et pourquoi moi? Que suis-je, sinon un marginal isolé, faible et ignorant? Bon. Je suis bon en base-ball et en comptabilité, je puis séduire des filles avides, des dames mûres et même des camarades à la recherche d'un animateur. Mais ce sont de modestes talents mondains, à la portée de n'importe quel jeune américain un peu fortuné.
- Vous dormez sur un double trésor, insista Famulus, une masse d'argent gelé, suffisante comme levier si elle est débloquée et mise à la disposition d'une volonté implacable, une énergie débordante et canalisée et une force physique qui la soutienne. Il faut retourner la menace, que le gibier pourchasse son chasseur. Préparez-vous en secret, puis bénéficiez de l'effet de surprise. Et puis, n'oubliez pas le troisième atout : le coffret. Le professeur vous en révèlera le contenu, si son instinct lui souffle que vous êtes celui qu'il attendait pour relever le défi.
- Pourquoi ferait-il cela pour moi? répondit le jeune, sans ironie.
- Ce n'est qu'un professeur, vous savez, faible, sans dispositions pour le combat, et puis, si vieux! Un homme de cabinet, c'est tout. Ce qu'il vous demandera en retour, c'est lui qui vous le dira.
- En somme, lui la tête, moi les jambes !
- Cela ne se pose pas en ces termes. Vous serez la tête, le sexe, les membres, lui un catalyseur, un simple mentor, disons, une sorte de parrain ... au sens non mafieux du terme, évidemment.
- Et vous, que faites vous dans la combinaison?
- Simple travail de communication et de préparation des dossiers. Si cela vous intéresse, je vous mets en rapport avec le maître, sinon je ne l'aurai pas dérangé en vain. Etes-vous intéressé?
- Je vous le dirai après avoir rencontré le Maître, s'il consent à me recevoir. Je vous prie de vous faire mon avocat auprès de lui.
Comme mu par une impulsion soudaine, le famulus se redressa. "C'est le maître, il requiert ma présence! Attendez ici". Il disparut aussitôt par un des panneaux d'acajou du cabinet. Resté seul, le garçon détailla avec curiosité les objets qui encombraient cette étrange salle hexagonale. Jusque là son attention s'était exclusivement concentrée sur son interlocuteur, ne le lâchant pas des yeux, essayant de débusquer l'homme derrière le bureaucrate servile. En vain. Pourtant il avait montré de la passion de l'ironie, de la condescendance, mais le paysan toujours en éveil en Lars, venu du fin fond de la Scanie par sa mère, lui soufflait que tout était artifice chez ce personnage : tentation et provocation.