Eblouissement funèbre
Roméo et Juliette de Berlioz, ballet de Sasha Waltz
Je viens de rentrer de l'Opera Bastille et sous le coup de l'émotion, j'ai pondu un billet de quelques dizaines de pages. Rassurez-vous, je ne vous les infligerai pas : je ne sais comment, tout à disparu soudain par un caprice de l'informatique, sans que j'aie commis la moindre fausse manoeuvre. J'enrage,car j'étais content de ces notes où je donnais libre cours à l'admiration que je porte à cette grandiose réalisation, que je considère comme un des moments qui jalonnent une vie.
Patience.Je dois tout recommencer, mais en reformulant d'une manière plus froide mes impressions et forcément plus synthétique.
Dieu sait combien je déteste cette salle funèbre de l'Opera Bastille, morgue tendue de tissu noir, baignant dans une lumière cendrée tombant du zénith. Mais je dois reconnaître qu'elle me paraît idéalement adaptée pour deux spectacles : Tristan et Isolde par Bill Viola (dirigé par Valery Gergiev), Roméo et Juliette mis en scène par la chorégraphe allemande Sasha Waltz. Dans le premier cas, l'ambiance froide et aseptisée de la salle met en relief les écrans géants de Bill Viola et ses dimensions disproportionnées accentuent le caractère onirique et cosmique du drame. Dans l'oeuvre composite de Berlioz, le classicisme décalé et funèbre répond aux symétries macabres de la salle.
La critique
C'est La Tribune qui me paraît décrire le mieux l'effet produit par la scénographie :
Dans cette immense cage de scène où le noir domine, le plateau est en partie recouvert par deux immenses et très anguleux plateaux d'un blanc intense. D'abord superposés, ils s'ouvrent et forment successivement chambre, mur, et finalement plan uniquement plat. Cette aire très géométrique de tous les possibles rappelle la chambre d'amour comme la tombe. Elle offre de magnifiques images, Roméo grimpant désespérément la paroi (émouvant Hervé Moreau), Juliette recouverte de pierre (Aurélie Dupont très sobre), le couple s'engageant dans un très beau pas de deux, une danse des familles pour une fête délirante en tutu balancé façon tcha-tcha-tcha ...
avec Gergiev et
Libération met en relief la nostalgie profonde qui saisit le spectacle et le spectateur et qui peut arracher des larmes à ceux qui ont accepté le parti-pris esthétique deWaltz et ont franchi le barrage de l'abstraction.
Sasha Waltz retire Roméo et Juliette de l’action collective. Ils sont privés de chant, de voix. Elle leur assigne le mot sehnsucht, « ce mélange, dit-elle, de désir très fort et de nostalgie pour ce qui reste à jamais inaccessible, insaisissable». Elle évacue d’ailleurs les personnages de Shakespeare, ne gardant que les deux jeunes gens et le Père Laurence pour l’appel à la prière (Wilfried Romoli profondément affecté).
Je n'ai lu la critique que ce matin, et elle est assez cohérente. Dans l'ensemble elle est très cohérente. Les mots qui reviennent sont "joli, décoratif, beau spectacle, suprème élégance, épure abstraite, beauté des jeux de fioces, bon ton, art de la statuaire, finesse (Le Monde), travail des corps au sol, romantisme stylisé, Gergiev galvanisant ses troupes, idée heureuse des amants étendus sur un lit de pierre, appel aux pulsions émotionnelles, Impression de manque due à une réserve pudique, gommage de tout effet ostentatoire, douce tragédie, dimension vertigineuse et abstraite de l'oeuvre de Berlioz mise en valeur. mort consentie, suicide par amour de l'amour. (rappel de Tristan?)
Vous pourrez comparer ces appréciations avec mes impressions saisies sur le vif.
Le ballet et la mise en scène
L'eouvre de Berlioz est tout sauf un ballet. Mais elle s'y prête fort bien. Le parti-pris du dramaturge, est de faire évoluer les danseurs dans une sorte de sculpture minimale grandiose blanche ou grise, se découpant sur fond noir. La lumière est cendrée comme la salle.
Les voix sont confiés à des récitants, les personnages principaux étant muets. L'évolution des danseurs est mise en valeur par la sobriété des praticables et du fond noir.
Deux climax me paraissent s'imposer. D'une part le duo d'amour, où grâce à Berlioz et Sasha Waltz, le sentiment le plus intime, le plus touchant, le plus passionné, n'est plus décrit par l'orchestre, il n'est plus extérieur, mais inhérent à l'oeuvre elle-même. Il émane de l'intérieur de la partition comme une luminescence. Romeo et Juliette, se touchent, s'explorent, Juliette tâte les membres de son aimé avec ses pieds nus, elle l'embrasse passionnément, jusqu'à l'étouffer, et il répond par une étreinte sauvage, il la caresse avec une tendresse inquiète et déchirante. Pendant ce temps la musique est de plus en plus douce mais dissimulant dans ses arcanes, une étrange terreur. Les cuivres étouffés, hors de propos, donnent du mystère et de l'épaisseur à une musique généralement composée à l'intention de mondains, pingres avides. et excellents hommes d'affaires.
D'autre part, la moitié arrière du plancher qui se lève, devenant paroi inclinée, soudain maculée de trainée noires. Roméo essaye de l'escalader, mais parvenu au faîte ne peut progresser et dégringole jusqu'au pied du mur devenu falaise.Cette séquence inlassablement répétée évoque un des ces cauchemars freudiens dénotant le manque, l'attente déçue.Juliette inaccessible.
Mais il est vain de disséquer une mise en scène qui fait corps avec les danseurs et la musique étrange de Berlioz. Je voudrais simplement introduire deux impressions purement subjectives.
Tout d'abord j'admire ces mélomanes qui dès la première exposition à une oeuvre nouvelle émettent des jugements péremptoires et paraissent considérer l'oeuvre claire comme de l'eau de roche. Je confesse humblement mon ignorance. Je n'ai rien compris, je n'ai rien entendu, la plus grande partie de la musique m'a échappé. Rien de comparable avec la clarté de la Symphonie Fantastique où toute note, toute nuance font sens, me paraissent évidentes, nécessaires, admirables.
Ce que j' éprouvé, est une immersion dans un océan sonore bouleversant et mystérieux,avec des éclats de nostalgie indicibles (le duo d'amour), des sonorités inédites sentant la mort, et une émotion insoutenable. Vers la fin j'essayai désespérément de refouler mes larmes, comme naguère à l'audition de Tristan - dont en revanche je saisis chaque nuance. Il est très pénible de réfreiner des pleurs en public, cela dérange les spectateurs, et vous empêche de bien saisir l'action. Et puis la gorge serrée, des saignements de nez qui menacent, une douleur qui vous enserre les tempes, comme un changement de métabolisme de votre corps..; voilà qui est perturbant et pénible. J'essayai de penser à mon redressement fiscal, aux prud'hommes, au plombier qui tarde à venir réparer ma fuite d'eau, que sais-je, à des préoccupations matérielles, afin de faire diversion, de me dégager de l'emprise du déferlement continu de ces notes douces et terribles, incompréhensibles, informes et chaotiques. Mais c'était impossible. Les ondes de désespoir et de nostalgie m'envahissaient, m'empêchaient de penser, me noyaient provoquant une apnée émotionnelle.
Je connais ce sentiment pour l'avoir vécu depuis mon enfance. Je l'éprouvai une fois tous les dix ans, lors de ma première audition du Crépuscule des Dieux par Flagstad à l'Opera Garnier, de la Neuvième Symphonie par Schuricht au Théâtre des Champs Elysées, , de Wozzeck par Baremboïm au Châtelet, A Tristan avec Gergiev et Bill Viola. J'ai fort bien compris son origine. Tout simplement, les canaux perceptifs sont saturés par l'afflux d'information et le conscient n'a pas le temps de les décoder, d'en saisir la forme et le sens, incapable de ressenti autre chose qu'un magma informe, où flottent des lambeaux de splendeur orchestrale et mélodique. Mais le subconscient, lui, a commencé à notre insu le travail d'analyse, ordonnant, comparant, appelant des tréfonds de notre mémoire affective le doux amour oublié, les espoirs déçus (et que dire de l'amertume de Berlioz, assistant à la transformation de la Juliette adorée en une grosse dondon bête et alcoolique), la perte des êtres aimés dont on découvre qu'ils n'on jamais existé... Le subconscient a commencer d'enfanter des structures d'une sophistication diabolique, d'une novation miraculeuse, encore engluées dans le placenta primordial affectif.
Plus tard l'accouchement aura lieu. Des pans entiers de la partition prendront sens, on pourra les chanter mentalement, découvrir ce qu'on ne pouvait que pressentir, expliquer l'étrange et comprendre l'indicible. On y retiendra l'éblouissement de la découverte, la stupéfaction de cette apparition de figures cristallines de beauté, surgies comme du néant... Ces mélodies à l'état naissant ont une fraîcheur, une force émotionnelle, qu'on ne retrouvera plus une fois l'oeuvre comprise. J'ai disséqué pendant cinquante ans le Ring, l'oeuvre la plus complexe de tous les temps. Le spectacle qui se présente à moi est grandiose, incomparable, j'étais un âne, je n'en captai, et mal, que des bribes, pendant des décennies. Mais où est passée cette émotion de l'inconnu, cette trouble et perverse sensation que procure le divin malentendu?
Allons. Ne regrettons pas le travail d'analyse et de compréhension d'un chef d'oeuvre. Tout d'abord il faut des milliers d'auditions ou des années de fréquentation pour épuiser le contenu émotionnel et le mystère d'un chef d'oeuvre. Pendant tout ce temps, il ne cessera de délivrer des flux de beauté, d'émotion et d'nergie positive. Puis, lorsqu'on sera arrivés tout en haut, c'est vrai, l'effet de surprise aura disparu, mais ... de nouvelles perspectives nous éblouiront, défieront notre compréhension, des contrées riantes, des vallées escarpées, des forêts inquiétantes, des océans en furie... Car une oeuvre est d'autant plus grande qu'elle est inépuisable. ... Et songez que ceux qui m'entourent se demandent pourquoi je n'aime pas l'amuser, jouir de la vie comme les autres? Peuvent-ils seulement pressentir les abîmes vertigineux de sensualité, d'amour, de stupefaction admirative qui attendent ceux qui ont osé franchir les premier barrages? Je pense à ceux, qui lecteurs de ce blog, ont encore des doutes et mettent en parallèle le plaisir de la promenade et des rencontres immédiates, et celui, qui leur échappe de l'escalade des lignes de crête.