Le Chant de la Terre de Gustave Mahler
La trilogie de Li-Tai-Po (702-763)
Texte revu et corrigé .
Les mouvements 3, 4 et 5 forment un tryptique dont la partie centrale est une pièce nostalgique contrastant avec l'ironie des mouvements qui l'encadrent. Ce billet n'est pas consacré à l'analyse musicale de l'oeuvre, mais à sa structure sémantique et aux déformations qu'à subi le poème en passant de Toussaint à Bechtle avant d'être tranfiguré par l'art du dernier Mahler. On verra que Bechtle développe à partir de l'original de Li-Tai-Po les connotations personnelles qui attirèrent le musicien comme étant en accord avec ses émotions les plus douloureuses, les plus profondes. Ce qui frappe dans les trois oeuvres est une ironie, qui légère et teintée de mélancolie au départ, incisive, voire cruelle à la fin, laisse libre court dans la partie centrale à l'émotion la plus douloureuse. La musique suit, évidemment.
Note : le texte de Bechtle qui sert de support à Mahler est en vert, l'original de Li-Tai-Po traduit par Franz Toussaint, en violet. Comparez et communiquez-moi votre sentiment.
Le quatrième mouvement du Chant de la Terre. Partie centrale du scherzo.
De la Beauté
Sur les bords du Jo-Yeh
Introduction orchestrale
Des jeunes filles cueillent des fleurs,
cueillent des fleurs de lotus qu bord de l'eau.
Des jeunes filles cueillent des nénuphars
sur les bords du Jo-Yeh
Entre les buissons et les feuilles elles sont assises
elles assemblent des fleurs sur leur genoux, s'interpellent et se taquinent.
Parmi les bambous, elles s'interpellent et se cachent en riant.
Le soleil doré flotte autour de leur corps
les reflètent dans l'eau étincelante.
Le soleil reflète leurs formes élancées
leurs tendres yeux
et le Zephyr soulève et caresse le tissu
de leurs manches, répand le charme
de leur arôme à travers l'air.
L'eau réfléchit leurs belles robes
qui parfument la brise.
O vois, quels sont ces beaux garçons qui s'ébattent
là-bas, au bord de l'eau sur leurs fiers coursiers?
Au loin ils brillent come les rayons du soleil;
voici qu'à travers les branches des saules verts
arrive au galop leur jeune troupe!
Des cavaliers passent entre les saules de la rive...
Le cheval de l'un d'eux hennit joyeusement,
s'effraie et passe en coup de vent.
Un des chevaux hennit. Son maître regarde en vain de tous côtés
puis s'éloigne.
Interlude orchestral
Sur les fleurs, sur les herbes tressautent les sabots.
Ils piétinent en un tourbillon impétueux
les fleurs qui s'abattent.
Holà, quel remous agite sa crinière,
comme fument ses nasaux brûlants!
Le soleil d'or flotte autour de leurs corps,
les reflète dans l'eau étincelante.
Et la plus belle des jeunes filles
lui adresse de longs regards pleins de désir.
Sa fière attitude n'est qu'un semblant.
Dans l'étincelle de ses grands yeux,
dans la noirceur de son regard brûlant,
bat l'onde plaintive de l'exaltation de son coeur.
Une des jeunes filles laisse tomber ses nénuphars
et comprime son coeur qui bat à grands coups
Epilogue orchestral
La poésie derrière la poésie
Commentaires
La poésie, c'est le texte qui a servi de support au quatrième mouvement du Chant de la Terre et qui se fond intimement avec la musique. Derrière cette poésie, se trouve une autre, ici traduite par Franz Toussaint et dont on veut espérer qu'elle est à peu près authentique. Quoi qu'il en soit, elle est assurément plus proche de l'original que l'adaptation post romantique de Bechtle.
La comparaison est significative. en effet tous les épisodes utilisés par Mahler sont présents dans l'original, soit sous une forme directe,soit par allusion et par inférence. De ce point de vue, le poème utilisé par Mahler, ne trahit pas Li-Tai-Po mais en explicite le sens, notamment en mettant à nu, comme par une psychanalyse, les ressorts cachés. Et puis, le compositeur avait besoin d'une certaine amplitude pour son développement musical.
La poésie derrière la poésie.
Titre : Li-Tai-Po spécifie le nom du fleuve : le Jo-yeh éliminé par Bechtle afin de suppromer toute référence extérieure à connotation exotique et centrer davantage l'action sur les sentiments.De même nénuphars et bambous sont-ils supprimés par la mention abstraite : fleurs.
Le soleil a été ajouté par Bechtle de même que le vent, mentions évoquées par Li-Tai-Po par les mots "réfléchit" qui implique la présence du soleil, et "brise" qui suggère la présence du vent qui fait voler les manches.Bechtle n'ajoute que de la redondance. En revanche il supprime la beauté des robes pour la tranférer sur celles des jeunes filles, que LiTai-Po se gerde de mentionner.
La description de la beauté des garçons, récurrente dans le poème allemand, est supprimée dans l'original qui par contre décrit le maître, absent chez Bechtle. Le point de vue de Li-Tai-Po est cohérent, car il prend soin d'indiquer que le maître regarde de tous les côtés. Il ne peut donc manquer de voir la jeune fille qui le désire violemment. Mais l'expression "en vain" montre que seul le cheval l'intéresse. On notera aussi, outre les redondances les clichés tels que "fiers coursiers" qui, eux , proviennent de la traduction française qui en rajoute. (L'original dit mut'gen Rosser, puissants chevaux).
L'épisode du désir de la jeune fille est incohérent. On dit que la plus belle des jeunes filles lui adresse des regards pleins de désirs... qui lui? Il n'est nulle part mentionné contrairement à l'originaL. Chez Bechtle, la description du trouble amoureux est redondante, long regard de désir, et onde plaintive. Dans l'original, les sentiments sont révélés par le comportement : elle laisse tomber les nénuphars, elle comprime son coeur qui bat à grands coups. Une certaine pudeur évite le cliché : la plus belle des jeunes filles, qui n'est plus qu'une des jeunes filles ce qui renforce le sentiment de tristesse. Le relation n'est pas entre un beau garçon et une belle jeune fille, c'est entre deux humains, peut-être tout à fait ordinaires.
La poésie derrière la poésie, derrière la poésie
Dans notre siècle allergique à toute nostalgie, à ce qui passe pour un sentimentalisme post romantique, on risque de décoder de travers le poème de Bechtle et de passer avec condescendance sur un trésor de subtilité et d'émotion. out d'abord, dans l'analyse que je viens d'esquisser, on fait l'impasse sur le son de la langue, qui joue un rôle prépondérant dans l'expression des sentiments. Dans la langue originale, le texte adapté est indissociable de la musique, et l'ensemble est infiniment plus riche et plus émouvant que la sèche épure de Li-Tai-Po. Il est des passages difficiles à traduire dans leur infinie nostalgie tels que : Dunkel das Leben, ist der Todt! (sombre est la vie, est la mort), ou "um meine bitten Trânen mild aufzutrocknen? (Soleil de l'amour, ne brilleras-tu jamais plus, et (pour) mes larmes amères, doucement sécher?)
Mais pour accéder au plus profond de ce sentiment, il faut avoir des dispositions particulières, se trouver dans un contexte aux antipodes au vacarme médiatique et informatique du XXIe siècle. Cela exige bien des sacrifices, et pour commencer la perte d'une certaine socialisation, mais croyez-moi, dans le long terme on en sort gagnant. Et c'est justement à la fin de la vie, là où en contemplant la lune sur un amandier en fleur on frissonne de solitude, que l'on a besoin de ce chaud réconfort, celui qui jamais ne vous fera défaut.